Abidjan, 28 Mai 2024-La Ligue/ En 2010, l’Organisation Mondiale de la Santé sexuelle a exhorté toutes les organisations à célébrer chaque 4 Septembre la Journée Internationale de la santé sexuelle dans le but de promouvoir la sensibilisation et la compréhension des questions de santé sexuelle dans le monde. Cette année, le thème “+Relations” souligne le rôle fondamental que jouent les relations dans la santé sexuelle et le bien-être général. Qu’elles soient romantiques, familiales ou platoniques, les relations sont la pierre angulaire des liens humains et de l’intimité.
Écrivaine et blogueuse sexuelle, Émilie Tapé est une figure incontournable de l’activisme pour la santé reproductive en Côte d’Ivoire. En 2016, elle fonde un blog sur la sexualité féminine, aujourd’hui “minoulibre.com” qui libère la parole des femmes sur le plaisir sexuel. En 2018, elle publie le livre « Confession sans curé » où 10 femmes se confessent sur leurs expériences de vie. En 2021 parut son livre »100 façons de se mettre bien » qui fournit 100 conseils aux femmes et aux hommes pour une sexualité épanouie. Dans cette interview, Émilie nous alerte sur l’importance de la santé sexuelle dans un monde où l’information est mal interprétée.
La Ligue : Bonjour Mme Émilie Tapé, vous êtes rédactrice web, écrivaine et blogueuse sexuelle. Ce terme nous intrigue beaucoup, nous avons cherché sur le web et nous n’avons trouvé aucune définition, qu’est-ce qu’une blogueuse sexuelle
Émilie Tapé : Si le terme n’existe pas c’est tant mieux, on peut dire que j’ai donc inventé une expression (rires). Une blogueuse sexuelle, c’est juste une blogueuse dont le blog est tourné sur la thématique de la sexualité. Je me définis donc en tant que tel.
(Si on considère “minoulibre.com” comme un média, j’ai été rédactrice web. J’ai aussi travaillé dans la presse, notamment la presse en ligne, “people” et l’entreprenariat.)
LL : Le 4 Septembre a lieu la Journée Mondiale de la santé sexuelle, selon vous, quelle est l’importance de la santé sexuelle dans notre société ?
ÉT : C’est dommage qu’on se demande encore qu’elle est l’importance de la santé sexuelle. On a un ministère de la santé, ça va donc de soi que la santé est très importante pour l’épanouissement de tous les citoyen.nes d’un pays.
Il est vrai que la santé sexuelle est un volet de la santé qui est souvent mis à l’écart parce-que la sexualité reste très tabou et intime. On ne veut alors pas en parler. Pourtant, pas mal d’aspects de nos vies intimes sont débattus dans les sphères publiques et politiques.
Ainsi, la santé sexuelle a une place importante dans notre société. (Elle est, comme celle de la santé en général, comme celle du droit à l’éducation). Autant nous nous soucions de l’éducation des femmes, autant nous devons nous soucier de leur santé sexuelle et reproductive.
LL : Qu’est-ce qui fait que le sujet est encore tabou ?
ÉT : Le sexe en lui même est tabou, le corps de la femme est caché derrière une fausse sacralité, son vagin est sacré. Il est donc invisibilisé, et ainsi on se préoccupera pas de sa santé.
La santé sexuelle a commencé à être abordée avec l’épidémie du VIH/SIDA. Dans mes souvenirs, j’entends parler de contraception avec les pilules “Confiance” dont la publicité passait à la télé, pour les femmes mariées qui veulent “espacer” les naissances. Ni la santé sexuelle, ni l’autonomie corporelle sont mentionnées. La contraception reste toujours dans une dynamique de planning familial. Le VIH est une pandémie, on alerte sur la transmission des IST. La santé sexuelle devient donc essentielle dans le cadre de la prévention, elle est enseignée dans la peur.
Néanmoins, la santé sexuelle va au-delà de la peur de la maladie. ça commence par l’hygiène, la prise de conscience de son propre corps,l’écoute de soi-même, etc. Pour moi, nous sommes restés dans le climat de la peur pendant très longtemps.
De nos jours, on parle de plus en plus de santé de la reproduction. Le lien avec la santé mentale est fait car la sexualité englobe tous les aspects psychologiques et physiques de notre être. Grâce aux féministes et aux activités faites autour de l’hygiène menstruelle, on fait plus attention à mettre en avant les problèmes liés au corps de la femme, à ses appareils génitaux et reproductifs, etc.
LL : Si vous deviez faire un état des lieux sur la santé sexuelle en Côte d’Ivoire, quelle serait votre conclusion ?
ÉT : Je ne suis peut-être pas la personne indiquée pour faire l’état des lieux (rires). En 2020, j’ai écrit un rapport de recherche sur la prise en charge de l’hygiène menstruelle par l’Etat ivoirien intitulé « Le rôle de l’État dans la lutte contre la précarité menstruelle en Côte d’Ivoire ». J’ai ainsi appris qu’il existe des centres médicaux scolaires à proximité des écoles qui donnent aux jeunes des informations sur la santé sexuelle, la santé de la reproduction. Seulement le nombre de ces centres par rapport aux nombres d’écoles est insuffisant : il y en avait 96 sur tout le territoire ivoirien, on est loin d’avoir un centre médical scolaire par commune en Côte d’Ivoire. Dans une enquête d’une association de jeunes en collaboration avec Médecins du Monde sur le personnel des structures, il est mis en exergue que la majorité des employés sont des femmes quarantenaires, des mères, qui ramènent leurs visions de la sexualité sur leur lieu de travail. Les jeunes se sentent mal à l’aise, n’osent pas y aller ne serait-ce que pour chercher l’information. “Toi qu’est-ce que tu vas faire avec la pilule ?” “Va étudier !” etc. On reste dans la moralisation, dans la peur. Il y a des gens qui ont la bonne méthode mais qui peinent à créer un climat de confiance.
Il y a ainsi un manque de personnels qualifiés, il faudrait revoir les critères de recrutement, mettre en place des formations pour qu’ils comprennent que leur rôle n’est pas d’interroger la morale des individus mais de les informer et de les accompagner. Il convient de laisser aux gens la possibilité d’être responsables de leurs choix.
LL : Le thème de l’année 2024 est “+Relations”. Dans le monde d’aujourd’hui, pourquoi est-ce qu’il est impératif de revenir sur l’intérêt d’avoir des relations positives ?
ÉT : Personnellement, j’ai un problème lorsque l’on lie forcément la sexualité à un rapport avec l’autre. On a grandi avec ce cliché, donc on se dit que si on parle de sexualité ou de sexe, on est donc forcément en couple, ou on veut forcément aller vers quelqu’un pour avoir des rapports sexuels, etc. En tant qu’activiste, j’en ai un peu ras-le-bol. Mais je peux comprendre la thématique car la sexualité se vit aussi dans la sphère privée avec nos compagnons.
Il est important de mettre l’accent sur les relations positives, car de plus en plus, lorsqu’on interroge des femmes sur leur sexualité, on revient toujours sur les premières expériences qui ont été violentes, aux mauvais choix, aux mauvaises raisons pour lesquelles elles ont commencé à être sexuellement actives, ou aux mauvaises raisons pour lesquelles elles ont refusé d’être sexuellement actives. Par exemple, en Côte d’Ivoire, il y a cette injonction à la pudeur, il faut que la femme offre sa virginité à son mari. C’est pourquoi il est important d’apprendre aux jeunes à faire attention à leurs choix, aux personnes avec qui on entre en relation.
Le rapport avec l’autre doit être analysé en corrélation avec le rapport avec nous-même. Nous devons nous interroger : “Est-ce que j’ai de bonnes relations avec moi-même, avant d’aller vers une autre personne ?”. Il faut se mettre au centre de nos préoccupations, apprendre à écouter notre corps. Et il est important d’aller voir un médecin en présence d’anomalies dans le corps ou dans nos réactions.
L’idéal est de chercher des relations où règnent le respect et le consentement, et non la pression de satisfaire l’autre.
LL : Avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, l’information circule mieux et les relations sont banalisées. La jeunesse oublie la nécessité de créer des liens positifs.
ÉT : Nous sommes dans une problématique où les gens ne saisissent pas bien la notion de liberté. Par exemple, j’ai découvert au Congo que dans une ethnie, la femme doit perdre sa virginité avant de se marier. Tous les moyens sont donc bons pour y parvenir, en cas d’absence de partenaires, elles peuvent utiliser les tubercules de manioc. On oblige donc ces femmes à se délivrer de leurs virginités.
Aujourd’hui, au nom de la liberté et des droits sexuels, nous voulons obliger les gens à être sexuellement actifs. Pourtant, nous devons aussi respecter le choix et la liberté de ceux qui ne veulent pas l’être. Tant que nous le faisons pour nous-mêmes, tous les choix sont adéquats.
Il faut faire comprendre l’enjeu aux jeunes et les risques d’être sexuellement actifs. Par exemple, on est une personne à risque au cancer du col de l’utérus si on a des partenaires multiples, si on a eu des rapports sexuels précoces et si on n’utilise pas de préservatif.
Il faut aussi revenir sur la notion de consentement et respecter le choix des gens. Même si on estime que la personne ne le fait pas pour les bonnes raisons. Il ne faut pas créer de mauvaises injonctions au nom de la liberté.
Les maladies sont toujours présentes, la médecine évolue mais le risque est toujours là. Le pourcentage de jeunes atteints du VIH/SIDA a augmenté en Côte d’Ivoire. Les campagnes contre le VIH/SIDA ont été arrêtées, on refuse d’informer et de vendre les préservatifs aux jeunes dans certaines pharmacies. Si nous refusons de vendre un préservatif à un jeune, c’est nous qui l’exposons au VIH/SIDA, au cancer du col de l’utérus, à l’hépatite B, etc. Il faut réaliser à quel point notre manière de voir la sexualité influence les gens.
LL : Qu’est-ce qui déclenche chez la jeune Émilie le désir de fonder minoulibre.com en 2016 ?
ÉT : En 2016, je n’étais pas du tout engagée. J’étais rédactrice pour un journal de faits divers. Je m’intéressais beaucoup à la littérature, au monde des écrivains, et le blogging était un nouvel univers en vogue. Mes amis créaient des blogs littéraires que je lisais, mais pas autant qu’eux. Donc je me suis dit que ce n’était pas le type de blog que j’écrirais.
J’ai toujours aimé parler de sexualité, même dans mes écrits. C’est ainsi que je décide de créer un blog sur la sexualité : “Thé sensuel”. Au début, je parlais autant de sexualité masculine que de sexualité féminine.
En 2018, je participe à “Stop au Chat Noir” avec Bénédicte Joan, dans les “Monologues du vagin”,il y avait #vivelesminouslibres, et je décide donc de changer la dénomination de mon blog. Je décidais donc d’écrire que sur la sexualité féminine, que je connaissais le mieux, et d’orienter le blog autour du plaisir sexuel de la femme, qui pose problème dans notre société. Je veux montrer ce visage de la femme qui choisit ses amants, qui fait attention au consentement, qui sait se donner du plaisir seul, etc.
LL : Il y a donc dans votre blog une concordance avec la santé sexuelle
ÉT : Effectivement, le vagin est un organe tellement important. S’il n’est pas en bonne santé, ceci joue sur la libido, le plaisir, l’orgasme. Consciemment ou inconsciemment, le corps porte les séquelles d’un passé trouble, il y a un problème à déceler et guérir avant de parler d’épanouissement sexuel. Ce dernier est lié à l’épanouissement sexuel, donc oui le plaisir est lié à la santé.
LL : 8 ans après, que pense Émilie de la portée de son petit projet ?
ÉT : Je suis très fière de la portée de mon blog. Je l’avais créé pour raconter ma vie et pour m’amuser, mais je me rends compte que je touche beaucoup de personnes.
Je suis entourée de personnes qui m’encouragent et me soutiennent, c’est très gratifiant. Même mon père qui n’y comprend pas grand chose était toujours devant la télé lorsque je parlais du blog. Bien sûr, il y a toujours des gens très éloignés qui critiqueront sur la toile.
Dernièrement, j’ai été invitée au Sénégal à l’Université d’été féministe en tant qu’intervenante et je fus vraiment touchée. J’ai co-fondé avec Marie Bonnefois « Les Ateliers du Minous » en Novembre 2021 en Côte d’Ivoire, au Bénin et au Sénégal. Grâce aux facilitatrices du Bénin : Elirèse et Abishag, et celles du Sénégal : Merveilles et Patricia, nos ateliers qui ont de plus en plus de portée permettent aux femmes de parler de sujets dont elles n’ont pas toujours la liberté d’évoquer.
C’est une grosse fierté de voir d’autres personnes s’approprier minoulibre.com. Aujourd’hui, je suis contente de voir qu’il y a des femmes qui parlent de sex-toys sur la toile, qui disent savoir ce qu’elles veulent, dans la sphère publique ou privée, qui savent dire non.
Minoulibre.com a ouvert la discussion sur les mythes sur la sexualité, et je suis fière du travail qui a été effectué. C’est un honneur pour moi d’être citée lorsqu’on parle de sexualité, de santé sexuelle en Afrique.
Interview réalisée par Marianne Thiémélé