Abidjan, 26 Septembre 2024-La Ligue / À l’occasion de la Journée mondiale de la contraception, nous mettons en lumière les enjeux importants liés aux droits sexuels et reproductifs en Afrique de l’Ouest, et spécifiquement en Côte d’Ivoire. Dans cette interview, nous avons le privilège d’échanger avec une experte engagée en la personne de Mme Kadidiatou SOW, Directrice du centre ODAS qui partage ses réflexions sur l’état actuel de l’accès à la contraception dans le pays, les défis sociaux et culturels à surmonter, ainsi que les réformes nécessaires pour garantir l’autonomisation corporelle des femmes. Cette discussion vise à sensibiliser et à éveiller les consciences sur l’importance de l’accès à la santé reproductive comme un droit fondamental pour toutes.
La Ligue: Pourquoi pensez-vous que la Journée mondiale de la contraception est un moment crucial pour sensibiliser aux droits sexuels et reproductifs, en particulier en Afrique de l’Ouest et en Côte d’Ivoire ?
Kadidiatou SOW : La JMC représente une occasion d’informer et sensibiliser les populations et les décideurs de nos pays sur les enjeux majeurs de la santé de la reproduction dans notre région car le tableau n’est pas reluisant. Elle permet de prendre une pause et rappeler au monde entier que la contraception est un droit pour toute les femmes et filles dans le monde. La contraception peut permettre aux femmes de prendre le contrôle de leur propre corps et de leur vie. En Afrique de l’Ouest, où les normes patriarcales peuvent limiter les choix des femmes, promouvoir l’accès à la contraception est un acte de résistance contre ces structures oppressives. Cela permet aux femmes de décider librement de leur sexualité et de leur reproduction. L’accès à la contraception est un droit fondamental qui contribue à l’égalité des genres. Grace à la contraception, les femmes qui en font le choix peuvent avoir la possibilité de poursuivre des études et des carrières, réduisant ainsi les écarts de genre dans l’éducation et l’emploi. Cela peut transformer les dynamiques sociales et économiques en faveur des femmes.
Aussi, dans nos pays ou les normes et stéréotypes sont profondément ancrées autour de la sexualité, des occasions comme la JMC sont importantes à saisir pour déconstruire ces normes et tendre la justice reproductive.
La Ligue: Quel est, selon vous, l’état actuel de l’accès à la contraception en Côte d’Ivoire, et quelles sont les avancées ou lacunes que vous avez constatées dans les politiques publiques ?
Kadidiatou SOW : En Côte d’Ivoire, la situation en matière de santé reproductive reste préoccupante En effet, 385 femmes meurent pour 100 000 naissances vivantes en raison de complications liées à la grossesse (Source : Enquête Démographique et de Santé de 2021). Selon PMA 2020 environ 230 000 femmes ont recours à l’avortement chaque année, et 60 % le font dans des conditions dangereuses, entraînant des complications graves pour 10 % d’entre elles. Parmi les jeunes filles âgées de 15 à 19 ans, 78 % des avortements sont jugés à risque, contribuant à 21 % des décès maternels dans le pays.
PMA 2022 estimait le taux de prévalence contraceptive moderne pour toutes les femmes à 24,1% en 2023. Alors que les besoins non satisfaits restent toujours élevés autour de 21,4 % d’après cette même source. Ces chiffres mettent en lumière la nécessité urgente d’améliorer l’accès aux services de santé reproductive dont la planification familiale.
Il est important de noter que la Côte d’Ivoire ne dispose pas aujourd’hui d’une loi sur la Santé reproductive (le seul des neufs pays d’Afrique de l’Ouest Francophone à ne pas en disposer). L’adoption d’une loi SR garantit l’accès équitable aux services de santé reproductive, y compris la contraception, les soins prénatals et l’éducation sexuelle. Elle protège les droits des individus, en particulier des femmes, en leur permettant de prendre des décisions éclairées concernant leur corps et leur santé.
La qualité des soins reste également un défi. Malgré les efforts, les approches d’offres de services ne sont pas toujours centrées sur la femme ou ne prennent pas toujours en compte des aspects tels que le respect et la dignité, l’autonomie et le choix à travers une large gamme, l’accès équitable, les soins intégrés ainsi que le soutien émotionnel et psychologique.
Il faut quand même reconnaitre les efforts en termes de mise en œuvre du Plan d’action national budgétisé, des engagements financiers visant à augmenter les ressources domestiques allouées, de renforcement de capacités des prestataires et d’amélioration de la chaine d’approvisionnement. La transparence budgétaire sur les ressources allouées par l’Etat est également salutaire.
La Ligue: Les jeunes filles et femmes en Côte d’Ivoire rencontrent encore de nombreux obstacles pour accéder à la contraception. Quels sont, selon vous, les principaux défis sociaux et culturels à surmonter pour améliorer cette situation ?
Kadidiatou SOW : Les jeunes filles et femmes en Côte d’Ivoire rencontrent divers obstacles sociaux et culturels qui compliquent leur accès à la contraception. Parmi les principaux défis figurent le manque d’information fiable sur les méthodes contraceptives, les fausses idées et mythes qui entourent leur utilisation, ainsi que la crainte des effets secondaires. Le pouvoir décisionnel des hommes au sein des familles, les interdictions religieuses et les contradictions socioculturelles ajoutent une couche supplémentaire à ces difficultés. Pour améliorer l’accès à la contraception, il est plus que nécessaire de sensibiliser les communautés, de renforcer les services de santé reproductive et de promouvoir l’égalité des sexes, permettant ainsi aux femmes de prendre des décisions éclairées sur leur santé reproductive.
La Ligue: En tant que féministe, quelle approche proposez-vous pour intégrer les droits à la contraception dans la lutte plus large pour l’autonomisation corporelle des femmes en Côte d’Ivoire ?
Kadidiatou SOW: En tant que féministe, l’intégration des droits à la contraception dans la lutte pour l’autonomisation corporelle des femmes en Côte d’Ivoire nécessite une approche intersectionnelle et centrée sur les droits de la femme. Il est essentiel de lier l’accès à la contraception à la notion de choix, en affirmant que chaque femme a le droit fondamental de décider librement de son corps sans ingérence sociale, culturelle ou religieuse. Cela implique non seulement la mise en place de politiques favorisant l’accès à des informations fiables et à des services de santé reproductive de qualité, mais aussi de lutter contre les normes patriarcales qui limitent le pouvoir de décision des femmes, notamment au sein de la famille. Il faut renforcer l’éducation sexuelle complète, promouvoir l’égalité des genres et plaider pour des réformes juridiques qui reconnaissent la contraception comme un droit fondamental, tout en construisant des alliances avec les mouvements pour la justice sociale et les droits humains. Cette approche permettra de faire de la contraception un levier d’émancipation dans la lutte plus large pour l’égalité et l’autodétermination des femmes.
La Ligue: Comment les organisations de la société civile, peuvent-elles inspirer des actions en Côte d’Ivoire pour promouvoir l’accès aux droits sexuels et reproductifs, y compris la contraception ?
Kadidiatou SOW: L’expérience de la société civile sénégalaise offre d’importante leçons pour la Côte d’Ivoire en matière de renforcement organisationnel, de gestion des mouvement anti-droit et d’élaboration d’argumentaires ciblés. Les organisations de la société civile au Sénégal ont compris l’importance d’avoir des structure interne solide et un leadership local fort pour mener des plaidoyers efficaces et des changement durables. Face à une opposition religieuse forte, la société civile sénégalaise a développé des stratégies de dialogue tout en restant cohérente dans ses objectifs. Elle a aussi su adapter ses messages aux différents publics, en utilisant des argumentaires basés ciblés. En Côte d’Ivoire, l’application de ces stratégies, avec une organisation renforcée, un dialogue avec les opposants, et des messages adaptés à chaque segment de la population, pourrait contribuer à faire avancer la lutte pour les droits reproductifs et l’autonomie corporelle des femmes.
La Ligue: Quels types de réformes politiques ou sociales espérez-vous voir en Côte d’Ivoire pour garantir que l’autonomie corporelle et l’accès à la contraception deviennent une réalité pour toutes les femmes, indépendamment de leur âge ou statut social ?
Kadidiatou SOW: Pour garantir que l’autonomie corporelle et l’accès à la contraception deviennent une réalité pour toutes les femmes en Côte d’Ivoire, des réformes politiques et sociales sont essentielles. Sur le plan politique, il est nécessaire d’avoir une loi SR avec une perspective progressiste et de réviser les lois restrictives qui limitent l’accès à la contraception et à l’avortement sécurisé, en les alignant sur les engagements internationaux en matière de droits humains et de santé reproductive. Des politiques publiques doivent être mises en place pour garantir un accès universel et gratuit aux services de santé reproductive, avec une attention particulière pour les femmes marginalisées, y compris les jeunes et celles vivant en milieu rural. Sur le plan social, il est indispensable de mener des campagnes de sensibilisation de grande envergure pour déconstruire les stéréotypes et mythes autour de la contraception et promouvoir l’égalité des genres. L’intégration de l’éducation complète à la sexualité dans les programmes scolaires et la formation des professionnels de la santé sur les droits reproductifs sont également des réformes clés. Enfin, la promotion d’un cadre légal qui soutient l’autonomie des femmes dans leurs décisions relatives à leur corps doit être accompagnée d’un dialogue constant avec les leaders communautaires, religieux et traditionnels pour obtenir un soutien durable.
Interview réalisée par Anne Letissia Konan